« Il faut créer un fonds souverain européen de plusieurs centaines de milliards pour les entreprises stratégiques »

Le 21/04/2023 à 8:06 par Frédéric Rémond

L’Europe peut-elle revenir dans la course mondiale aux semi-conducteurs ? Vincent Markus, CEO du Provençal Menta spécialisé dans la logique programmable embarquée, détaille les raisons de son optimisme, mais aussi des mesures à prendre d’urgence.

 

 

Electroniques : L’Union Européenne parviendra-t-elle à s’imposer en acteur majeur des semi-conducteurs ? La domination de l’industrie européenne des puces par trois champions nationaux (ST, NXP, Infineon) impliqués dans des marchés similaires (composants automobiles, circuits de puissance, microcontrôleurs…) ne phagocyte-t-elle pas une partie des innovations émanant du Vieux Continent ?
Vincent Markus : La question n’est pas de savoir si l’Europe parviendra à s’imposer : elle n’a pas d’autre choix que d’y parvenir. Certes, la prise de conscience de l’importance géostratégique majeure des semi-conducteurs dans la compétition économique mondiale a été tardive. Mais il faut saluer les inflexions récentes : en Europe avec l’ambitieux European Chip Act porté par le Commissaire Thierry Breton ; et en France depuis le discours du Président à Crolles le 12 juillet dernier, que la DGE à Bercy met en œuvre avec efficacité. Je suis pour ma part relativement optimiste, pour peu que nous prenions les bonnes décisions stratégiques. Il y a les acteurs majeurs de la fabrication de semi-conducteurs, que vous avez cités : il faut les soutenir. Mais appuyer le développement de chaines de fabrication de semi-conducteurs, sans avancer en même temps sur la capacité de l’industrie européenne à concevoir l’architecture des circuits intégrés, ce serait un non-sens. D’abord parce qu’il risque d’y avoir un goulet d’étranglement au niveau du fabricant des machines destinées à équiper les futures chaines de production qui est pour ainsi le seul. L’un des enjeux de demain consistera à pouvoir concevoir des puces hétérogènes à partir de puces élémentaires ou chiplets, quel qu’en soit le lieu de production. C’est bien parce que nous sommes persuadés que la valeur ajoutée de demain réside dans la conception de ces circuits intégrés que Menta s’est positionné sur ce créneau. Pour le moment, l’European Chip Act est très bon sur la fabrication, et les avancées récentes sur la conception sont encourageantes. Je pense que l’on peut encore le compléter pour que l’Europe devienne un acteur majeur du secteur.

Electroniques : La plupart des start-up et PME européennes du secteur vantent les structures publiques de recherche et de soutien financier initial présentes en Europe, mais font ensuite face, lorsqu’il s’agit d’industrialiser et de commercialiser, au désintérêt des investisseurs, qu’il s’agisse des banques traditionnelles ou de capital-risque. Comment y remédier ? Le rôle de structures comme Bpifrance est-il appelé à se développer ?
V. M. : D’abord, vous avez raison de souligner l’excellence de la recherche publique sur le secteur des microprocesseurs. Menta a un partenariat stratégique très important avec le CEA et développe l’ensemble de ses solutions sur la base de recherche française, pour la quasi-totalité publique. Il faut le souligner car on ne le dit pas assez : soyons fiers de notre recherche publique en France. Ensuite, le diagnostic que vous posez est malheureusement très juste : si on trouve encore des financements en phase d’amorçage, la durée de maturité de nos industries fait que, au moment de faire des levées plus significatives pour passer à un stade industriel et/ou commercial solide, beaucoup de sociétés ne trouvent plus de relai de financement en Europe. Les Américains et les Chinois l’ont bien compris : ils nous laissent lancer nos entreprises, les financer, regardent celles qui restent debout après quelques années, et rachètent les plus prometteuses. C’est d’ailleurs exactement la situation à laquelle est confrontée Menta : en matière de microélectronique, faute d’outils de financement adaptés, l’Europe se fait littéralement siphonner ses entreprises. La réponse, c’est la création d’un fonds souverain de plusieurs centaines de milliards d’euros, qui permette de garder sous pavillon français ou européen les entreprises stratégiques de demain. Je rappelle que le premier fond souverain du monde est norvégien, et qu’il gère 1400 milliards de dollars d’actifs. C’est plus que le CIC chinois, qui est doté de 1200 milliards – même s’il n’est pas le seul fond souverain en Chine. Nous devrions avoir un fond souverain européen de taille comparable, sinon nos fleurons européens continueront à passer sous contrôle américain ou chinois. Il y a là une très grande urgence.

Electroniques : L’European Chips Act est-il à la hauteur des enjeux ? Assure-t-il que les aides publiques ne financeront pas les poids lourds du secteur dans des développements qui auraient été effectués de toute façon, comme cela a souvent été le cas dans le passé ? Ces aides doivent-elles être concédées sans contrepartie, ou bien en échange de prises de participation ?
V. M. : Le Chips Act est une initiative essentielle et absolument nécessaire pour doter l’Europe d’une chaine d’approvisionnement en semi-conducteurs sûre. Il faut saluer le Commissaire Thierry Breton d’avoir impulsé et imposé cette réponse européenne. J’ai déjà indiqué précédemment la nécessité de consolider les avancées récentes de la négociation sur le Chips Act sur la conception des architectures de microélectronique. Il faut aussi s’assurer que les procédures mises en place permettront aux PME innovantes d’être elles aussi soutenues. À ce titre, la question de la contrepartie est essentielle : s’il s’agit de prendre du capital en contrepartie de financements, rien de plus normal. Mais si on continue avec la doctrine actuelle selon laquelle pour obtenir un euro de financement public, il faut mettre en face un euro de financement privé, alors on n’aura rien résolu : on ne peut pas constater qu’il y a un problème de financement privé du secteur en Europe et faire de la capacité des PME à trouver un financement privé une condition pour les soutenir. Ce serait le serpent qui se mordrait la queue ! Dans ce cas, en effet, seules les plus grosses entreprises du secteur pourraient mobiliser un financement bancaire ou leurs fonds propres. Je ne pense pas que ce soit la philosophie du Chip Act, mais dans sa rédaction actuelle, c’est en effet un risque. Cela fera partie des réflexions qui seront probablement portées au Parlement européen et au Conseil de l’Union européenne.

Electroniques : N’est-il pas légitime d’éprouver une certaine gêne face à des fabricants de semi-conducteurs qui réalisent d’énormes profits, mais se livrent en même temps à un véritable chantage sur les subventions locales et nationales en échange de l’implantation de leurs usines ?
V. M. : Je ne formulerais pas la problématique sous cet angle. Ces entreprises peuvent s’implanter dans le monde entier. Est-ce que le fait de les attirer coûte trop cher aux pouvoirs publics ? C’est à eux de répondre. Mon avis est qu’il vaut mieux se réjouir à chaque fois qu’on ouvre une usine en France ou en Europe.

Electroniques : Dans quels domaines l’Union européenne peut-elle devenir une terre d’innovation des semi-conducteurs ? L’Europe dispose de vraies forces, par exemple dans les équipements de production de puces (ASML) et dans la R&D en amont (Imec, Leti, Fraunhofer) : doit-elle apprendre à mieux monnayer ces savoir-faire plutôt que de voir d’autres régions récolter l’essentiel de la plus-value ?
V. M. : L’Union Européenne peut devenir une terre d’innovation des semi-conducteurs, car nous avons des technologies innovantes, des chercheurs, une main d’œuvre qualifiée et opérationnelle ainsi que des mesures qui sont en train d’être mises en œuvre au niveau politique et législatif afin de soutenir le secteur. Prenons l’exemple de Menta : moins de cinq entreprises dans le monde ont industrialisé la technologie de rupture de reprogrammation hardware embarquée de n’importe quelle puce, et Menta en est le leader européen. Les synergies dont disposent ces technologies, avec les capacités de production existant au sein de l’Union européenne, ont le potentiel de décupler les objectifs de l’Union européenne en matière de production de semi-conducteurs, avec des investissements minimaux en comparaison avec la construction de fabs. Ainsi, oui, j’en suis convaincu, l’Union européenne peut devenir une terre d’innovation maîtresse dans le monde des semi-conducteurs, à condition comme vous le soulignez justement de mieux monnayer ses savoir-faire et surtout de bien comprendre où se trouve la valeur-ajoutée de demain.

Electroniques : Une véritable industrie des semi-conducteurs souveraine, est-ce envisageable ? Cela a-t-il même un sens à l’échelle européenne, au vu des dissentions entre États membres ? Entre « rivaliser avec les Etats-Unis » et « moins dépendre de l’Asie », faut-il faire un choix ?
V. M. : Permettez-moi de vous faire une réponse de chef d’entreprise : quand vous n’avez pas le choix, les décisions sont assez faciles à prendre. Nous en avons déjà tracé quelques-unes ici : ouvrir des financements européens du Chip Act aux PME innovantes ; ne pas conditionner le financement public au financement privé ; soutenir la conception de l’architecture des circuits intégrés, et pas seulement leur production ; créer un fonds souverain européen doté de 500 à 1000 milliards d’euros pour investir sur le long terme dans les entreprises stratégiques. La force de frappe de l’Europe en matière économique, et donc sa place dans le monde, va dépendre notamment de sa capacité à rattraper son retard, puis à s’imposer dans l’univers de la microélectronique. Seul, aucun pays européen n’en a la capacité. Je pense que la prise de conscience est en train de se faire. Je suis donc optimiste.

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